Ed Ruscha
"J'ai (…) toujours eu le plus profond attachement (…)
pour tout ce qui ne pouvait pas être expliqué. Les explications ont
en elles quelque chose qui annule le pouvoir de ce que l'on fait"
Catalogue Centre Georges Pompidou, 1989


L'œuvre de Marcel Duchamp, exposée en 1963 à Los Angeles, lui indique très tôt la voie d'une distance critique aux héritages de l'art, et sans doute quelques stratégies d'évitement de l'expressivité personnelle en vogue à cette époque, parmi lesquelles la photographie qui permet des compositions "ready-made". En 1957, Ruscha découvre au travers d'une reproduction en noir et blanc Target with Four Faces de Jasper Johns (1955), une cible peinte surmontée de quatre moulages de visages. L'artiste dit avoir été frappé par la symétrie de la composition et la manière distanciée de poser la peinture, à l'encontre de la spontanéité et de l'expressivité prônés par ses professeurs : "Eux voulaient réduire l'ensemble du processus artistique à une seule action, moi je voulais l'entreprendre étape par étape, et c'est ce que je fais aujourd'hui. Tout ce que je fais aujourd'hui, aussi loufoque que ça puisse être, est complètement prémédité". La même année, l'exposition The Family of Man, réalisée par Edward Steichen, vient à Los Angeles. Parmi les influences indéniables pour Ruscha dans le domaine de la photographie, on trouve Eugène Atget, Robert Frank et son livre de 1958, Les Américains, mais avant tout Walker Evans. À la même période, Ruscha découvre aussi les combine paintings de Rauschenberg, assemblages de sculptures, de photographies et d'objets, et le travail des artistes de la côte Ouest, dont celui de Ed Kienholz — qui se réapproprie lui aussi des objets et des matériaux du quotidien. Il est parallèlement très frappé par l'exposition, en 1960 à Los Angeles, des œuvres de Kurt Schwitters, qui lui inspirent ses premiers collages.

En 1956, Ruscha s'achète un appareil reflex Yashica A à double objectif. Réalisés trois ans plus tard, Nail Sculpture ou Newspaper Sculpture isolent des objets sur un fond relativement neutre. Dans ses premiers collages, en 1959, il inclut des photographies ou joue avec la répétition des tirages. Mais ce n'est qu'en 1961 à New York que, grâce à Leo Castelli, il découvre une œuvre de Roy Lichtenstein et rencontre le pop art.
La même année, Ed Ruscha, sa mère et son frère parcourent la France en 2CV avant de se rendre dans dix-sept pays européens. Les instantanés qu'il prend — plus de 450 dont 52 sont exposés ici — privilégient la banalité d'un quotidien exotique à ses yeux d'Américain. Sa démarche reste alors très intuitive — "Je ne m'attardais pas beaucoup sur ces prises de vues. Je voyais quelque chose qui, sur le moment, me semblait avoir de la vitalité, et je le photographiais." —, même si les vitrines de magasins apparaissent comme des citations des photographies d'Eugène Atget.
"La photographie me montrait comment était l'objet une fois mis à plat. Dès lors, je n'avais plus à faire les ajustements d'après nature. D'autres artistes transposent les trois dimensions du monde réel dans une image bidimensionnelle. Cela, la photographie le faisait pour moi."
En 1961, Ruscha réalise une série de clichés en noir et blanc plus prémédités dans leur facture, intitulée Produits, où des objets de consommation flottent sur des fonds indéfinis. Les images décrivent avec une précision clinique de simples marchandises au milieu du cadre, dont la clarté et la lisibilité produisent un impact graphique inattendu. Il pratique aussi à cette époque le collage et y intègre des photographies, qui deviennent ainsi de simples objets parmi d'autres. La photographie chez Ruscha est toujours une part intégrante du dispositif de travail. Les livres — également exposés ici avec certains tirages originaux — vont lui donner une existence spécifique.

La première série de photographies qui donne lieu à un livre est Twentysix Gasoline Stations, publié en 1963, qui sera refusé par la Library of Congress. L'artiste "collectionne" ces 26 images d'architecture fonctionnelle dans un volume d'aspect très sobre et de petit format. Le principe apparemment comparatif qui les régit évoque la veine du recensement photographique que pratiquent certains contemporains engagés dans la remise en cause de la matérialité de l'œuvre. En réalité, pour Ruscha, qui reste peintre et se refuse à toute régulation du visible, les séries qui vont suivre sont plutôt des banques d'images presque interchangeables entre elles comme les mots d'une phrase. L'artiste souligne l'inutilité d'un classement ou d'un épuisement des possibles en introduisant parfois un "intrus" dans la séquence photographique, comme dans Various Small Fires and Milk, en 1964.
Ces livres sont de véritables objets : "Je les considère comme un matériau visuel… Je les ai d'ailleurs considérés comme des sculptures… Ils ont un volume, ils ont une épaisseur " (catalogue Centre Georges Pompidou, 1989). Chaque livre est le résultat d'un travail spécifique de mise en page, que ce soit sur le mode du travelling (Every Building on the Sunset Strip, 1966) ou par l'alternance de reproductions et de pages blanches (Nine Swimming Pools and a Broken Glass, 1968). L'ensemble renvoie bien entendu à l'élaboration de son œuvre, dont il déplace et perturbe, sur un mode flegmatique, la visibilité. Ces ouvrages sont aussi les simples développements d'un projet conceptuel tel que le définit en 1967 l'artiste américain Sol LeWitt dans Paragraph on conceptual art : "L'idée devient la machine qui fabrique l'art".

"Les artistes ont beaucoup essayé de faire des choses inacceptables. C'est peut-être dans leur nature et je n'y déroge pas" (catalogue Centre Georges Pompidou, 1989).
Une dernière section présente des œuvres — dessins, photos grattées, hologrammes — dont certaines sont en couleur, telle cette couverture réalisée pour ArtNews en 1972, où fruits et légumes sont photographiés en acteurs d'un petit désastre domestique.
Si la peinture reste le principal mode d'expression de Ruscha — dont les dessins donnent lieu à diverses expérimentations de matériaux (en 1969 il utilise la poudre à canon, mais aussi du lierre, du jus de tabac ou de légume ; en 1970, il présente Chocolate Room à la Biennale de Venise en couvrant les murs du Pavillon américain de feuilles de papier enduites de chocolat) —, la photographie est néanmoins pour lui un processus fondamental. Une opération pour mettre les choses dans l'ordre du presque rien, un rien auquel il donne une étendue, une épaisseur et un caractère énigmatique qui lui permettent de dépasser la question purement formelle du médium et de continuer à fasciner les plus jeunes artistes.
Marie Muracciole
Les propos de Ed Ruscha proviennent du texte de Margit Rowell publié dans le catalogue de la présente exposition, à l'exception de ceux extraits de l'entretien avec Bernard Blistène, publié dans le catalogue du Centre Georges Pompidou en 1989.
Les propos de Ed Ruscha proviennent du texte de Margit Rowell publié dans le catalogue de la présente exposition, à l'exception de ceux extraits de l'entretien avec Bernard Blistène, publié dans le catalogue du Centre Georges Pompidou en 1989.

Livres de Ed Ruscha
Twentysix Gasoline Stations, 1963
Various Small Fires and Milk, 1964
Some Los Angeles Apartments, 1965
Every Building on the Sunset Strip, 1966
Thirtyfour Parking Lots in Los Angeles, 1967
Royal Road Test, 1967
Business Cards, 1968
Nine Swimming Pools and a Broken Glass, 1968
Crackers, 1969
Baby Cakes With Weights, 1970
Real Estate Opportunities, 1970
A Few Palm Trees, 1971
Dutch Details, 1971
Records, 1971
Colored People 1972
Hard Light, 1978

Films de Ed Ruscha
La projection des deux films de Ed Ruscha aura lieu tous les jours pendant toute la durée de l'expo, de 15h 30 à 16h 30, dans la salle de cinéma.
Premium, 1971, 16 mm, couleur, son, 24'
Ce film est le pendant du livre publié en 1969, Crackers
Miracle, 1975, 16 mm, couleur, son, 30'