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Convoi de déportation Westerbork (Pays-Bas), 19 mai 1944

Cours & Conférences

"L’Image témoin : l’après-coup du réel" / 5

"Un train peut en cacher un autre. Image-écran, mémoire-écran". Projection du film d’Harun Farocki, En sursis, avec Emmanuel Alloa

Jeu de Paume - Paris

> « Un train peut en cacher un autre. Image-écran, mémoire-écran »
Cinquième séance du séminaire avec une projection du film d’Harun Farocki En sursis (Allemagne, 2007, 40’), en présence d’Emmanuel Alloa, philosophe.

En psychanalyse, le « souvenir-écran » (Deckerinnerung) désigne un souvenir qui, au sein de l’économie psychique, masque et dissimule un autre souvenir, refoulé. La photo de la jeune fille qui jette un dernier regard hors du wagon à bestiaux, avant que les portes ne se referment sur elle, est devenue une véritable icône de la Shoah. Dans le visage de cette fillette, sur le point d’être déportée avec le reste du convoi qui quitte en 1944 le camp de transit nazi de Westerbork au Pays-Bas, on a voulu voir l’emblème de l’extermination des juifs d’Europe. Repris d’innombrables fois, le cliché figure dans un nombre incalculable de livres.
Or tout d’abord, il ne s’agit pas d’une photo, mais d’une séquence filmée plus longue. Les plans, muets, sont tirés d’une documentation commanditée par l’officier SS en charge de Westerbork qui visait vraisemblablement à documenter l’efficacité de sa gestion du camp. Mais concernant l’identité de la jeune fille, ce n’est qu’un demi-siècle plus tard qu’un journaliste néerlandais put restituer un nom au visage. On découvrit ainsi que la fille ne mourut pas à Auschwitz, que l’on pensait être la destination des trains. Mais surtout, on apprit que la fille n’était pas juive, mais fut persécutée en raison d’un autre motif encore. Derrière un génocide, c’est un autre qui se cache.
On s’interrogera sur le statut de cette image et sur les « politiques de cadrage » dont elle fut l’objet, en analysant de plus près le film En sursis de Harun Farocki (2007). Farocki n’isole pas le célèbre cliché, mais le replace dans son contexte, à savoir les rushes tournés en mai 1944 par des prisonniers juifs pour le compte de l’officier SS. S’il évite le commentaire ou la voix-off – les images restent muettes –, Farocki introduit néanmoins le langage, par le biais de cartons scandant le rythme du film et indiquant au spectateur ce qu’il doit voir. Par ce procédé, Farocki montre que la vérité de l’image ne réside peut-être pas dans le décadrage prétendument neutre, mais que tout décadrage produit inévitablement d’autres recadrages, ce qui entraîne la question du pouvoir dans toute opération de montage.

Harun Farocki est un artiste et cinéaste allemand. Né en 1944 en République tchèque, il vit et travaille à Berlin. Son œuvre explore les dispositifs de visualisation et les rapports de pouvoir qui leurs sont inhérents. En 2009, le Jeu de Paume lui a consacré, ainsi qu’à Rodney Graham, l’exposition en miroir « HF|RG ».

Le vendredi 14 décembre à 18 h 30,
à l’auditorium du Jeu de Paume.
Entrée : 3 euros / Gratuite sur présentation du billet d’entrée
aux expositions (valable uniquement le jour même)
et pour les abonnés du Jeu de Paume.

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> « L’Image témoin : l’après-coup du réel », séminaire en 10 séances sous la direction d’Emmanuel Alloa, philosophe, en collaboration avec le département d’Arts Plastiques de l’Université Paris 8.

Dans La Chambre Claire, Roland Barthes affirmait que le « noème » de la photographie, c’est son « ça a été », autrement dit le fait que la plaque photosensible garde la trace ineffaçable d’un événement. De façon analogue, on pourrait dire que le « noème » du témoin, c’est son « avoir été là », autrement dit le fait que le témoin fut présent au moment fatidique. Et pourtant, le témoin ne deviendra réellement témoin qu’à rebours, une fois qu’il se porte témoin d’une expérience irrémédiablement passée et qu’il redonne voix à ce qui n’est plus par l’après-coup de son témoignage. Face à la violence extrême qui marque le XXe siècle, qu’est-ce que cela signifie que de penser les images qui, tant de fois, enregistrèrent les actes de barbarie, non pas tant comme des documentations de faits objectifs, mais comme des réarticulations testimoniales qui ne se limitent pas à répéter le passé mais qui le produisent tout autant, de façon performative ?

Façon de repenser la question de la limite du représentable, face au génocide. Tout génocide se caractérise par le déni de son caractère génocidaire : à l’anéantissement total s’ajoute l’anéantissement total des traces de l’anéantissement. Le séminaire affrontera la question de l’irreprésentable à travers ce que nous nommerons « l’éthique testimoniale » : à l’instar du témoin, l’image ne pourra jamais restituer la totalité des faits et ce qu’elle montre ne démontrera jamais rien. Dans sa partialité et son imperfection constitutive, elle conteste malgré tout la logique totalitaire qui peut prendre deux visages : la surexposition pornographique du tout-visible d’un côté et l’interdit théologique de toute visibilité de l’autre.

Emmanuel Alloa est philosophe et théoricien de l’image. Maître de conférences en philosophie auprès de l’Université de Saint-Gall (Suisse), il est Senior Fellow auprès du Centre eikones sur l’image (Bâle) et enseigne l’esthétique au département d’Arts plastiques à l’Université de Paris 8. Dernières publications : La Résistance du sensible (Kimé, 2008), Penser l’image (Presses du réel, 2010), L’Image diaphane (diaphanes, 2011), Du sensible à l’œuvre (La lettre volée, 2012). Il codirige auprès des Presses du réel la collection « Perceptions » dédiée à la logique du visuel et à ses transformations contemporaines. Ses recherches actuelles portent sur l’image testimoniale.