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Cellule de torture, S21 (Tuol Sleng) Phnom Penh, Cambodge Photographie E. Alloa 2012

Cours & Conférences

"L’Image témoin : l’après-coup du réel" / 8

Mémoire des camps, mémoire des corps. Shoah de Lanzmann et S 21 de Rithy Panh

Jeu de Paume - Paris

Sur la destruction des juifs d’Europe, Claude Lanzmann a créé avec Shoah, tourné entre 1976 et 1981, une œuvre-monument qui reste à ce jour inégalée. Avec son film S21. La machine de mort des khmers rouges (2003), le cinéaste franco-cambodgien Rithy Panh a créé une œuvre qui a été, avec raison, décrite comme l’équivalent de Shoah pour la tragédie cambodgienne. À plus d’un titre, en effet, les procédés des deux réalisateurs sont proches, puisqu’il s’agit de faire émerger les souvenirs enfouis en faisant revenir les acteurs (détenus et bourreaux) sur les sites du crime. Claude Lanzmann a théorisé cette approche dans un texte-manifeste intitulé « La parole et le lieu », expliquant que si le lieu souvent ne gardait plus aucune trace visible de l’extermination, celui-ci peut en revanche mettre en mouvement un travail de mémoire : là où il n’y a rien à voir, il y a tout à entendre.
L’approche de Rithy Panh, qui, sur certains points – comme l’usage d’images d’archives –, se distingue nettement du procédé lanzmannien, repose la question du statut de l’image dans un film sur le génocide. Sa focalisation sur les gestes des bourreaux, qui trahissent souvent une autre mémoire corporelle émergeant sous un discours du déni parfaitement maîtrisé, permet également – par effet de retour – un regard nouveau sur Shoah de Lanzmann. Loin de n’être que deux symboles d’une nouvelle histoire orale auxquels on les a trop vite ramenés, Shoah et S21 rendent tous deux compte d’une dimension essentielle de la mémoire de l’extrême : le désenfouissement d’une couche préverbale qui se traduit par la réactivation de gestes oubliés.

Rithy Panh est réalisateur. Né en 1964 à Phnom Penh au Cambodge, Rithy Panh est interné à l’âge de onze ans dans les camps khmers de réhabilitation par le travail. Quatre ans plus tard, en 1979, il parvient à s’échapper et, transitant par la Thaïlande, il finira par arriver en France. Décidé à devenir réalisateur, il entre à l’IDHEC dont il sortira diplômé en 1988. La plupart de ses films sont dédiés à son pays d’origine et au travail de mémoire du génocide, dont le documentaire S21, La Machine de mort khmère rouge (2003) et Le Maître des forges de l’enfer (2011), dédié à Douch, le directeur de S 21. En 2006, Panh fonde à Pnohm Penh le Centre de Ressources Audiovisuelles du Cambodge (Centre Bophana) pour permettre au public cambodgien de consulter les archives collectées sur le Cambodge aux formats vidéo, audio ou photographique. Panh vit aujourd’hui entre Paris et Phnom Penh. Son récit autobiographique, L’Élimination, coécrit avec Christophe Bataille, est paru chez Grasset en 2012.

> « Mémoire des camps, mémoire des corps. Shoah de Lanzmann et S 21 de Rithy Panh ».
Huitième séance du séminaire avec Rithy Panh, réalisateur, et Emmanuel Alloa, philosophe.

Le vendredi 22 mars à 18 h 30,
à l’auditorium du Jeu de Paume.
Entrée : 3 euros / Gratuite sur présentation du billet d’entrée
aux expositions (valable uniquement le jour même)
et pour les abonnés du Jeu de Paume.

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> « L’Image témoin : l’après-coup du réel », séminaire en 10 séances sous la direction d’Emmanuel Alloa, philosophe, en collaboration avec le département d’Arts Plastiques de l’Université Paris 8.

Dans La Chambre Claire, Roland Barthes affirmait que le « noème » de la photographie, c’est son « ça a été », autrement dit le fait que la plaque photosensible garde la trace ineffaçable d’un événement. De façon analogue, on pourrait dire que le « noème » du témoin, c’est son « avoir été là », autrement dit le fait que le témoin fut présent au moment fatidique. Et pourtant, le témoin ne deviendra réellement témoin qu’à rebours, une fois qu’il se porte témoin d’une expérience irrémédiablement passée et qu’il redonne voix à ce qui n’est plus par l’après-coup de son témoignage. Face à la violence extrême qui marque le XXe siècle, qu’est-ce que cela signifie que de penser les images qui, tant de fois, enregistrèrent les actes de barbarie, non pas tant comme des documentations de faits objectifs, mais comme des réarticulations testimoniales qui ne se limitent pas à répéter le passé mais qui le produisent tout autant, de façon performative ?

Façon de repenser la question de la limite du représentable, face au génocide. Tout génocide se caractérise par le déni de son caractère génocidaire : à l’anéantissement total s’ajoute l’anéantissement total des traces de l’anéantissement. Le séminaire affrontera la question de l’irreprésentable à travers ce que nous nommerons « l’éthique testimoniale » : à l’instar du témoin, l’image ne pourra jamais restituer la totalité des faits et ce qu’elle montre ne démontrera jamais rien. Dans sa partialité et son imperfection constitutive, elle conteste malgré tout la logique totalitaire qui peut prendre deux visages : la surexposition pornographique du tout-visible d’un côté et l’interdit théologique de toute visibilité de l’autre.

Emmanuel Alloa est philosophe et théoricien de l’image. Maître de conférences en philosophie auprès de l’Université de Saint-Gall (Suisse), il est Senior Fellow auprès du Centre eikones sur l’image (Bâle) et enseigne l’esthétique au département d’Arts plastiques à l’Université de Paris 8. Dernières publications : La Résistance du sensible (Kimé, 2008), Penser l’image (Presses du réel, 2010), L’Image diaphane (diaphanes, 2011), Du sensible à l’œuvre (La lettre volée, 2012). Il codirige auprès des Presses du réel la collection « Perceptions » dédiée à la logique du visuel et à ses transformations contemporaines. Ses recherches actuelles portent sur l’image testimoniale.