Cindy Sherman
Les titres des œuvres et des séries qui figurent en italique
sont les titres originaux donnés par l'artiste.
Toutefois pour permettre d'identifier les grandes séries
dont l'œuvre de Cindy Sherman est constituée,
sont ici indiqués entre crochets les titres d'usage
attribués à ces séries par les critiques et les historiens.

Elle s'intéresse alors aux œuvres de Gilbert and George, John Baldessari, Duane Michals, William Wegman et Eleanor Antin.
En 1975, dans les cinq images de Untitled A-E (où, comme dans la vingtaine de séries réalisées depuis, la mise en scène n'est destinée qu'à la photographie), transformée par le maquillage et les costumes, Sherman incarne différents personnages, notamment une petite fille et un clown. La figure du clown, que l'on retrouve à plusieurs reprises dans cette exposition, associée au masque, à l'enfance et au divertissement, mais aussi à la régression et à la monstruosité, donne la mesure du jeu constamment entretenu par Cindy Sherman entre l'artiste et son "sujet ". Cet écart, qui donne au spectateur la liberté d'articuler et de compléter l'histoire des personnages qu'elle incarne, traverse et singularise en effet tout l'œuvre. Aussi sa démarche s'apparente-t-elle non pas à la tradition de l'autoportrait, mais à celle du changement d'identité, inauguré par Marcel Duchamp, portée ici à la dimension d'une réappropriation critique des apparences sexuelles et sociales. S'offrant comme miroir et modèle à ses contemporains, Cindy Sherman examine les définitions de l'apparence et du genre dictées par les médias modernes. Seule à figurer dans ses photographies, elle nous renvoie à la fragilité du moi face aux mécanismes de l'identification et de la reconnaissance sociale.

En introduction, sont présentées les photographies des Bus Riders et des Murdery Mystery réalisées en 1976 et tirées en 2000 et 2005. Le principe du déguisement, pour une performance uniquement destinée à l'enregistrement photographique, s'y confirme.
La sérialité des images permet d'identifier un genre et un propos plus large, comme une situation du quotidien pour les Bus Riders, ou un film noir pour les Murdery Mystery.
En 1977, la venue à New York de Cindy Sherman et de Robert Longo coïncide avec le début des Untitled Film Stills. Dans ces 70 clichés en noir et blanc, pris par elle-même ou ses proches, Cindy Sherman imite les photographies de plateau du cinéma hollywoodien des années 1950.
Elle interprète des micro-situations que le spectateur peut rattacher à des fictions car, comme dans les six premières photographies de la série, on retrouve parfois le même personnage d'une image à l'autre. L'ensemble, non dépourvu de nostalgie, renvoie à la diffusion à grande échelle, par le cinéma et la presse, de modèles féminins à valeur de mythes et implicitement destinés à définir à la fois la féminité et le désir qu'elle suscite. L'œuvre de Sherman touche alors étroitement aux problématiques de la représentation de la femme, développées par de nombreuses artistes féministes américaines comme Adrian Piper ou Hannah Wilke.
Les [Rear Screen Projections] (1980), où Sherman se photographie devant des diapositives projetées, marquent l'apparition de la couleur et citent l'univers de la télévision contemporaine.

Dans les [Pink Robes] (1982), les figures assises au regard frontal incarnent des modèles faisant une pause entre deux prises de vues et portent pour la plupart un peignoir chenille rose usé, loin de tout vocabulaire appartenant à une imagerie glamour ou sexy. Les Untitled #102-#116 (1982) sont des personnages d'une normalité voulue, éclairés de manière théâtrale, que Sherman a traité comme autant de tests pour l'emploi de la couleur.
Dans les [Fashion], Cindy Sherman répond à quatre commandes : celle d'une propriétaire de magasins pour la revue Interview, en 1983, celle de la boutique Dorothée bis destinée au magazine Vogue, en 1984, celle de la revue Harper's Bazaar, en 1993, et celle de la maison de couture japonaise Comme des garçons, en 1994. La mode est le domaine même d'une transaction avec l'image de soi au travers des codes de l'apparence, et Cindy Sherman s'empare de ces règles à sa manière, produisant des images dérangeantes et parfois morbides, à l'encontre des usages dominants de la presse spécialisée.
Les [Fairy Tales] (1985) marquent l'introduction des prothèses apparentes, renvoyant à la fois au monde des jouets et au domaine médical. Cindy Sherman répond ici à la commande de la revue Vanity Fair sur l'univers des contes de fées, les terreurs et les menaces qui en sont le ressort.
Dans les [Disasters] (1986-1989), l'abject côtoie le baroque, le pourrissement organique s'associe à la difformité. Ces séries introduisent dans l'œuvre le registre du "grotesque", qui repose sur une association entre le rire et l'épouvante et met l'accent sur les "difformités monstrueuses créées du caprice de la nature ou de la fantaisie extravagante d'artiste", dont Alberti dit qu'elles pouvaient "transformer les pattes d'un cheval en feuillage, les jambes d'un homme en pattes de grue".

Les [Sex Pictures] (1992) abordent franchement le registre de la pornographie. Trucages et artifices sont plus flagrants encore que dans la série précédente, avec l'usage des prothèses médicales et des poupées de sex-shop, assemblées de manière provocante et absurde. La série répond aux débats sur la définition de l'obscénité en art et la censure, réactivés alors aux États-Unis par certaines œuvres de Jeff Koons avec sa femme, la Cicciolina. L'œuvre du surréaliste Hans Bellmer trouve ici un pendant féministe, délibérément critique, à l'opposé de la théâtralisation érotique de ses fantasmes. On pense également aux montages de Pierre Molinier, qui lui aussi se mettait en scène, mais dans une perspective de plaisir là où Cindy Sherman joue avec la distance et la répulsion.

Avec les [Masks] (1994-1996), l'artiste laisse la place à ces visages réifiés et figés. Maltraité, mutilé et sanglant comme dans un cauchemar, le masque ne renvoie pas à un visage caché, il est devenu un objet autonome et vivant, pendant monstrueux de l'automate du Marchand de sable des contes d'Hoffmann, à partir duquel Freud élabore la notion "d'inquiétante étrangeté".
La disparition de la présence humaine se confirme avec les [Broken Dolls] (1999) : les poupées, amputées et dans des poses obscènes, renvoient à cette part obscure et pulsionnelle de l'enfance que la société civilise, en la refoulant ou en la maîtrisant selon des codes définis par chaque culture et chaque époque.

La récente série des [Clowns] (2003-2004), où l'usage de la technique numérique permet des fonds très colorés et des montages de plusieurs personnages, résume et condense, comme le souligne Régis Durand dans le catalogue, "la dimension carnavalesque de l'œuvre de Cindy Sherman, ce qu'elle peut avoir de contradictoire et d'excessif". La figure de celui qui pousse l'outrance de l'imitation jusqu'à la catharsis, referme l'exposition. Le choix du clown, par Cindy Sherman, est un véritable manifeste, comme le relève Jean-Pierre Criqui, également dans le catalogue, en citant Jean Starobinski : ce choix "n'est pas seulement l'élection d'un motif pictural ou poétique, mais une façon détournée et parodique de poser la question de l'art" (Portrait de l'artiste en saltimbanque, Gallimard, 2004).
Exposition présentée avec le soutien :

et de la Manufacture Jaeger-LeCoultre,
en partenariat avec le Figaro et FIP.